Introduction :

Quelle relation entre un collembole et un pipeline ?

La question peut sembler bizarre, c’est pourquoi je tente d’apporter quelques éléments de réponse dans cet article qui s’inspire d’une étude1 réalisée par des chercheurs de la division Science et Technologie de l’université King Abdullah d’Arabie Saoudite. Cette étude illustre à quel point l’évolution de certains animaux au cours des âges géologiques et sous l’effet des contraintes qu’ils rencontraient, les a conduits à se doter, entre autres, de particularités morphologiques qui aujourd'hui font l'objet de recherches qui pourraient avoir d'importantes retombées industrielles.

L'objet de mon propos est ici de montrer à travers un exemple simple l'intérêt de la démarche biomimétique. 

Problèmatique :

Les industries tributaires du transport de liquides à travers des canalisations (c’est notamment le cas des industries du pétrole, du dessalement de l’eau de mer mais également de l’irrigation, de la fracturation hydraulique ou du traitement des eaux usées) sont confrontées à une problématique d’efficacité énergétique de leurs installations, d’autant plus impactante que les volumes transportés sont importants. En effet, dans un pipeline l’énergie propulsive qu'est la pression chute sensiblement au cours du transport des fluides en raison des frottement qui interviennent au sein même du liquide mais aussi, pour une part non négligeable, contre la paroi du tuyau, de telle sorte que tout le long du tracé, la pression décroît régulièrement. Il est donc nécessaire de compenser cette chute de pression par des groupes de pompage qui seront positionnés tout au long du parcours de la canalisation, afin d'assurer une pression suffisante pour transporter de fluide. Le nombre et la puissance de ces groupes de pompes dépendra, entre autres, de l'indice de friction mesuré à l’interface liquide-solide. Par exemple, l’atténuation de cet effet de freinage grace à l’utilisation de traitement de surface permet déjà de réduire l’énergie (électrique, fuel, gaz) consommée par les groupes de pompage.

Des solutions technologiques existent déjà, mais le coût de leur mise en œuvre, relativement au gain obtenu, limite leur utilisation aux seuls secteurs à forte valeur ajoutée, comme le gaz ou le pétrole. Ces solutions consistent à diminuer l’effet de traînée en déposant à l’intérieur des canalisations des revêtements à base de polymères qui, ont la propriété de piéger des micro-bulles d’air au niveau de l’interface liquide-solide. Cependant, on a remarqué que ces revêtements ne sont pas stables dans le temps, comme en attestent par exemple les pertes de productivités mesurées sur des membranes de dessalement. Les dégradations qu’ils subissent sont en partie dues à des phénomènes d’abrasion ou à de forts écarts de températures liés à leurs conditions d’utilisation.

Remarque : Il ressort de ces constats que l’idéal serait de pouvoir remplacer ces revêtements dont la durée de vie est limitée par des structures ou des microstructures de surface des matériaux présentant des propriétés identiques tout en étant bien plus stables dans le temps. 

Etude :

Les chercheurs se sont donc tournés vers la biomimétique pour copier des solutions existantes dans la nature. Ils ont à cet effet reproduit artificiellement des microstructures en, silice qui s’inspirent de la cuticule des collemboles connue pour ses propriétés omniphobiques (propriétés de structures microscopiques sur lesquelles glissent les fluides). relire "cuticule"

 Ci-dessous, images prise au microscope électronique2 montrant la microstructure de la cuticule de quatre familles de collemboles (1) : Entomobryidae. (2) : Isotomidae. (3) Onychiuridae. (4) Dicyrtomidae.

 


Le but de cette étude est d’effectuer des mesures comparatives à partir de différentes variantes de formes et de géométries afin d’en évaluer les caractéristiques. 

Mode opératoire :

Hormis les soies ou les motifs nanoscopiques propres à la cuticule de certains collemboles qui permettent également la formation de « plastron » lors de leur immersion dans des liquides mouillants, la partie de la cuticule des collemboles qui a retenu l’attention des chercheurs est celle qui comporte des cavités avec des piliers. Ci-dessous coupe schématique des trois formes de piliers composant ces cavités.


Pour mettre en évidence les propriétés de ces structures, les chercheurs les ont classés selon trois types: Cavités simples (SC) , cavités réentrantes (RC), cavités doublement réentrantes (DRC).


Afin d’explorer plus largement les caractéristiques de ces trois types de cavités, ces dernières ont été reproduites en cinq réseaux de formes différentes. Ainsi, chaque type de cavité a été décliné en deux réseaux à matrices hexagonales, deux à matrices carrées et un à matrice circulaire, comme le montre le croquis ci-dessous.


Pour chacun des réseaux, la taille des cavités D = 200 µm, leur profondeur h = 50 µm et le rayon d’angle des cavités r = 50 µm ou 3 µm .

 

 

Ces réseaux ont été réalisé sur des surfaces en silice et les liquides retenus pour effectuer les expériences sont l’eau et l’hexadécane (l'hexadécane est un hydrocarbure saturé de la famille des alcanes). Ces deux choix peuvent être mis en relation avec la nature des liquides transportés dans les industries de dessalement et pétrolières, compte tenu de leur propriétés physiques, en particulier de pression de vapeur et de tension superficielle.

Leurs angles de contacts intrinsèques sur la silice (voir schéma) étant Φ0 ≈ 40° pour l’eau et Φ0 ≈ 20° pour l’hexadécane. 

Liquides mouillants dans l’air :

La première enquête a consisté à mesurer les angles de contact en avance et en recul de gouttes d’hexadécane et d’eau sur les différents réseaux de cavités (à partir d’un volume de 2µL distribué à 0.2 µL /seconde).
Les mesures effectuées montrent que les surfaces en silices avec des réseaux DRC (cavités doublement réentrantes) ainsi que RC (cavités réentrantes) qui copient la cuticule des collemboles présentaient tout comme cette dernière des propriétés d’omniphobicité dans l’air.

Cavités simples (SC) immergées dans des liquides mouillants :

La seconde enquête a conduit à étudier la stabilité de l’air emprisonné dans les cavités lors de l’immersion des différentes surfaces de silice dans de l’hexadécane et de l’eau. Les liquides ont été introduits à raison de 2mL/seconde jusqu'à obtenir une épaisseur de liquide de 5 mm au-dessus des échantillons.
Les mesures ont fait apparaître que pour l’hexadécane et l’eau, les cavités simples de formes carrées et hexagonales étaient remplies en moins de 200 millisecondes sans emprisonner l’air.

Cavités réentrantes (RC) et doublement réentrantes (DRC) immergées dans un liquide à faible pression de vapeur :

Contrairement aux cavités simples (SC), lorsqu'on recouvre de 5 mm d’hexadécane les cavités RC et DRC circulaire, carrées et hexagonales, ces dernières ont la faculté d’emprisonner l’air et de le maintenir durant des périodes allant de quelques heures jusqu'à plusieurs semaines. (Les mécanismes entrant alors en action sont dépendants de multiples facteurs comme la pression capillaire et les tensions superficielles décrites par les lois de Young/Laplace…). L’air emprisonné était totalement intact après 27 jours qui représentent une durée supérieure de sept ordres de grandeur (soit 107) à celle enregistrée pour la surface pourvue de cavités simples. Dès lors, on peut déjà en déduire que les micro-textures de type RC et DRC ont une forte propension au piégeage de l’air sous des liquides mouillants à faible pression de vapeur.
Le prolongement de cette expérience conduit les chercheurs à introduire la notion d’échec nommée: t.failling (lettre "t"pour le temps et "failing"de l'anglais signifiant "chute") qui dépend du temps moyen mis par un liquide mouillant pour pénétrer au-delà des arêtes rentrantes ou doublement rentrantes et pour atterrir sur les parois à raison de plus de 50% des cavités.
Ce "t.failing" est un paramètre essentiel pour caractériser la métastabilité de l’air emprisonné dans les surfaces micro-texturées, car les avantages spécifiques des RC et DRC sont considérés comme perdus lorsque le "t.failing" est atteint.
Ci-dessous, j’ai repris les mesures du "t.failing" sur les différentes structures étudiées.


En comparaison à RC et DRC, les cavités circulaires (SC) se montrent plus performantes. Les cavités de type RC et DRC obtiennent par ailleurs des performances comparables.

Cavités réentrantes (RC) et doublement réentrantes (DRC) immergées dans un liquide à pression de vapeur élevée :

Dans ce cas, l’air emprisonné dans la cavité pourrait être entraîné par condensation capillaire tel que le montre le schéma ci-dessous qui concerner des cavités hexagonales doublement réentrantes (DRC) et r=50 µm.
Au début de l’immersion, le ménisque d’eau intrusif est stabilisé sur les bords puis durant les 5 à 90 minutes qui suivent la condensation capillaire de l’eau à l’intérieur des cavités entraîne la formation de gouttelettes qui fusionnent progressivement pour former des films épais. Ce volume d’eau déplace l’air emprisonné dans la cavité et provoque un renflement ascendant jusqu'à l’effondrement de l’eau dans la cavité au bout de 4 heures comme l’illustre la dernière image à droite.


Au cours de cette expérience les chercheurs ont noté que les DRC et RC circulaires présentaient des scores plus élevés que les DRC et RC carrés et que les DRC étaient plus performants que les RC. Ils ont également noté que les DRC emprisonnaient l’air deux fois plus longtemps que les RC (respectivement 3 h à 5 h contre 1.5 h à 3 h) et ce, indépendamment de la taille du rayon « r ».


D'autres investigations comparent les surfaces de silice micro-texturées à des surfaces traitées par d’autres procédés (traitement super-hydrophile, angle de contact intrinsèque Φ0 = 0° pour le système eau/vapeur, obtenu par traitement au plasma, ainsi qu’un traitement hydrophile angle de contact intrinsèque Φ0 = 40° ont permis aux chercheurs de noter que pour des liquides qui établissent des angles de contact très bas Φ0 ≈ 0° et qui sont sujets à la condensation capillaire, la stratégie biométrique ne permet pas de piéger l’air à long terme.

Pression de rupture des cavités réentrantes RC et doublement réentrantes :

Si on se projette dans le cadre d’applications réelles des processus de réduction de la traînée à l’intérieur des canalisations ou autres circuits où circulent des liquides mouillants, le piégeage de l’air doit être aussi robuste que possible. Dans le but de quantifier cet aspect, les chercheurs ont comparé les pressions de rupture des différentes micro-textures. La pression de rupture nommée "Pb" est définie comme étant la pression à partir de laquelle le liquide intrus, stabilisé initialement sur des bords doublement réentrants (fig.A), pénètre à plus de 50% dans les cavités (Fig.B).


A titre indicatif, la pression de rupture est donnée par la formule : Pb = P1V1/V2.

 

A partir de statistiques issues de mesures effectuées sur environ neuf cavités de chaque type les chercheurs ont constaté que les cavités doublement rentrantes (CRD) affichent des pressions de rupture supérieures de 6 à 18 % aux cavité réentrantes correspondantes.

Sur le diagramme ci-contre, on peut voir les pressions de rupture (Pb) des différentes structures SC, RC et DRC mesurées avec de l’eau et quelques secondes après l’immersion afin de limiter les effets de condensation évoqués précédemment.

On constate que la structure RC ne présente aucune capacité à retenir l'air tandis que RC et DRC montrent ici tout leur potentiel dans ce domaine.

Perspectives :

Les procédés actuellement utilisés dans l’industrie pour le piégeage de l’air à l’interface liquide/solide dans le but de réduire la traînée au sein des canalisations se limitent essentiellement à des revêtements perfluorés, vulnérables aux conditions physiques, chimiques et mécaniques difficiles.
Les études effectuées sur les microstructures biométriques (inspirées des caractéristiques de la cuticule des collemboles) montrent que ces dernières ont la faculté d’emprisonner l’air lors d’immersion dans des liquides mouillants sans faire appel à des modifications chimiques. Les matrices de géométrie circulaire de type RC ou DRC, immergées dans de l’hexadécane montrent une stabilisation des cavités permettant à l’air emprisonné de rester complètement intact après 27 jours (et probablement davantage, puisque ces 27 jours correspondent simplement à l’arrêt de l’expérience par les chercheurs). A l’opposé, les surfaces de silice à cavités simples (SC), quelles que soient leurs géométries (circulaire, carrée ou hexagonale) se sont remplies en 0.2 secondes, soit un facteur environ 10fois plus court, ce qui rend cette structure inefficace.

Les caractéristiques prometteuses de certaines de ces micro-structures mesurées sur de la silice, permettent d’envisager une amélioration des rendements énergétiques dans les canalisations si on parvient à remplacer les revêtements actuels en polymères. Cependant,  la réalisation de telles microstructures sur d'autres matériaux, comme les plastiques ou les métaux, en vue d’applications industrielles, nécessiteront encore beaucoup de recherches ou approches novatrices. C'est ainsi que la nature nous ouvre à sa manière de nouvelles voies de progrès technologique.

 

1: " Biomimetic coating-free surfaces for long-term entrapment of air under wetting liquids"
auteurs: Eddy M. Domingues, Sankara Arunachalam, Jamilya Nauruzbayeva & Himanshu Mishra -division Science et Technologie de l’université « King Abdullah » d’Arabie Saoudite

2: Images microscopiques issue de l'étude : "Superhydrophobic and superoleophobic properties in nature" Auteurs:  Thierry Darmanin, Frédéric Guittard. Univ. Nice Sophia Antipolis, CNRS, LPMC, UMR 7336, 06100 Nice, France. (photographies des quatre familles de collemboles P.Garcelon).